A ceux qui savent ne pas savoir...

lundi 10 mars 2008

Le marchand de sable



Il était une fois, dans un lointain pays d’Afrique, une petite femme aux yeux immenses qui vivait près d’un somptueux désert. Le charme et la chaleur de ce désert sans mesure lui procurait satisfaction. Elle aimait regarder le vent donner vie à cette impassible grandeur dépeuplée. Chaque jour, elle passait quelques heures à observer les dunes rouler sous le ciel d’un bleu lourd. Elle y voyait un océan calme et lent, une mer jaune et sédentaire dont le vent sculpte ses marées.

Dans le village qui se trouvait près de sa hutte, on disait qu’elle était un peu dérangée. Ses grands yeux impressionnaient les gens. Ils n’avaient jamais vu d’aussi grands yeux, aussi noirs, aussi profonds. Les enfants n’avaient pas le droit d’aller lui parler de peur que leur âme ne soit emprisonnée dans son regard mystérieux.

Pourtant la petite femme n’avait rien de méchant. Ce qu’elle aimait, c’était vivre bien, vivre et se sentir vivre. Mais les gens du village ne la comprenaient pas. Ils lui reprochaient de ne rien faire d’utile, de ne pas participer à la vie commune. La petite femme était persuadée qu’elle n’était pas obligée de faire quelque chose d’utile pour être reconnue, mais cela ne marchait pas comme ça dans ce pays. Alors elle vivait seule, dans sa hutte près du désert. Et les jours passaient sans qu’elle ne change d’avis, elle regardait la houle du désert grignoter le temps, elle vivait ainsi, de rien, de tout. Jamais elle ne faisait la moindre chose que le village reconnaissait d’utile. C’était sa passion à elle, l’inutile. Elle trouvait cela plus majestueux de se nourrir d’inutile et vivre de beauté plutôt que de saisir l’utile et vivre de réalité. L’élégance de l’inutile la fascinait. Une chose inutile ne valait pas d’argent, mais pour elle, elle avait plus de valeur, car elle n’avait pas de nom, elle n’avait pas de fonction, elle était vierge de toute idée humaine, elle était vivante au-delà de la vision humaine. L’inutile lui donnait la possibilité de voir. Oui de voir. Car c’est ça que l’inutile permet. Lorsqu’elle regardait une tasse, elle ne voyait pas, elle savait simplement. Elle savait que la tasse servait à boire. Mais elle ne voyait pas la tasse elle-même, sa nature intrinsèque. Alors plutôt que de se tromper à regarder l’utile, elle regardait l’inutile, et s’en abreuvait aussi longtemps qu’elle le pouvait de ses grands yeux noirs. Et le désert se gonflait nonchalamment de vagues de sable devant ce regard émerveillé.

Un jour, un jeune homme du village eut envie d’aller voir cette petite femme près du désert. Il savait que c’était interdit, mais il avait besoin de savoir pourquoi. Alors il décida de s’y rendre simplement. Lorsqu’il arriva près de la hutte il se cacha derrière un petit tas de sable et observa la petite femme toute l’après-midi. Mais rien d’extraordinaire ni de bizarre se passa. Il repartit le soir, déçu de ne pas avoir compris pourquoi on ne devait pas parler à la petite femme. Le lendemain il décida de retourner observer la petite femme. Il se cacha de nouveau derrière un petit tas de sable et la regarda vivre sereinement. Il essayait de voir quelque chose d’étrange, quand à la tombée du jour, il eut l’impression que les yeux de la petite femme devenaient de plus en plus grands. Elle avançait vers lui. Elle lui tendait la main, et elle le regardait de son regard noir et profond. Le jeune homme n’osa plus bouger. Mais elle avançait toujours jusqu'à ce qu’elle s’arrête et lui dise : « Aujourd’hui tu as regardé le désert. Tu ne m’as pas regardé. Mes yeux sont grands car ils voient le désert. Demain tes yeux seront plus beaux » et elle se retourna et s’en alla vers sa hutte. Surpris, le jeune homme repartit en courant au village. Mais il ne raconta pas son aventure.

Le lendemain il avait oublié ce que lui avait dit la petite femme. Mais lorsqu’il se pencha dans l’eau de la fontaine pour se désaltérer, il vit ses yeux. Ils étaient différents, leur éclat était plus vif, ils étaient tout imprégnés d’une lueur gourmande de vie. Ses yeux étaient devenus plus sombres et plus brillants à la fois. Ils avaient la malice d’un regard vigoureux et enjoué.
Il retourna le jour même observer la petite femme afin de voir si c’était vraiment elle qui avait provoqué ce changement dans ses yeux. De la même façon que la fois dernière, elle passa son après-midi à regarder le désert et le jeune homme l’observa toute l’après-midi, caché derrière son tas de sable. A la tombée du soir, il vit de nouveau les yeux de la petite femme grandir. Elle s’avança et lui dit : «Aujourd’hui tu ne m’as pas regardé. Tu as regardé le désert. Mais tes yeux ont grandi. Ce soir les étoiles seront belles. Regarde-les. Demain je ne serai plus là» et elle se retourna et s’en alla dans sa hutte.

En revenant à son village le jeune homme regarda le ciel que la nuit peignait de sa main bleutée. Les étoiles étaient belles et brillantes. Mais il ne voyait rien de plus joli que d’habitude. Il alla donc se coucher et décida de revenir le lendemain.

La petite femme n’était plus là. Il eut beau revenir tous les jours, la hutte était désormais déserte. Dans le village personne ne se soucia de la disparition de la petite femme. Le jeune homme était perturbé. La petite femme l’avait intrigué et ses yeux étaient devenus plus grands comme elle l’avait prédit. Cependant les années passèrent et le jeune homme devint un bel homme. Il avait depuis longtemps oublié l’histoire de cette petite femme lorsqu’un jour, en allant vendre sa récolte au village voisin, il vit dans le désert la petite femme debout en train de contempler l’étendue qui s’offrait à elle. Ses yeux qui étaient pourtant devenus de grands bijoux noirs et brillants ne purent s’empêcher d’être surpris. Hésitant, il se dirigea vers la petite femme.

Lorsqu’il arriva près d’elle dans son dos, il s’arrêta, et lui dit doucement : « Pourquoi êtes-vous partie ? ». La petite femme ne répondit pas mais se contenta de tourner la tête et de plonger ses yeux dans les siens. Un abîme infini de mystère et de splendeur nouait ces deux regards. Le jeune homme remarqua que la petite femme était superbe. Il ne pouvait détacher ses yeux de l’emprise irrationnelle qui émanait de ce visage doux et profond. Le calme de la somptuosité s’échappait dans le temps, laissant à leur contemplation les moments fragiles et uniques d’un attachement naissant. La petite femme lui dit alors « Quand je regarde le désert, je vois dans chaque grain de sable l’âme des étoiles endormies dans le jour. Tu n’avais pas d’assez grands yeux. Il fallait que je parte. ». Puis elle se leva et s’en alla calmement dans les dunes, en laissant dans ses pas la trace d’une femme qui rêvait des étoiles.

De retour à son village, le jeune homme était enchanté et absent. Il n’arrivait pas à se détacher de cette petite femme qui l’avait regardé si intensément. Elle était si différente des autres femmes, elle était là parce qu’elle rêvait, elle vivait là parce qu’elle voyait le fantastique. Elle l’avait regardé lui, et l’avait enveloppé de toute la beauté de son visage. Il n’avait jamais senti telle sensation. Pour la première fois une femme l’avait regardé dans tout son être. Ce regard échangé n’avait pas été qu’une simple contemplation, il avait compris que leurs yeux avaient bu chacun la saveur de leurs émotions. Et cela lui plaisait de boire dans ce regard la vie d’une femme aux rêves enivrants.

Le lendemain, il décida de lui apporter un cadeau pour lui témoigner son affection. Lorsqu’il la trouva de nouveau dans les dunes, il lui tendit avec un sourire le peigne en ébène qu’il avait acheté au village. Mais elle le refusa et dit : « Ce cadeau n’est pas à toi. Ce cadeau existait déjà. Je ne le vois pas. Je le connais déjà. » Et elle partit.

Le jeune homme étonné, chercha une idée qui pourrait plaire d’avantage à la petite femme. Il avait compris que ce qu’elle voulait. C’était quelque chose d’extraordinaire, quelque chose qu’on n’avait jamais offert. Il revint donc le lendemain avec une magnifique tunique tressée de fils d’or et d’argent. Mais la petite femme, dans un sourire, lui redit la même chose et la refusa.
Il s’en fut ainsi pendant bien longtemps, chaque jour la petite femme refusait le cadeau du jeune homme. Des mois entiers passèrent. Une nuit, alors que le jeune homme venait la retrouver dans les dunes, la petite femme dit au jeune homme : « J’aurais aimé que les étoiles parcourent le monde. Qu’elles vivent dans mes pas. Il ne me reste peu de temps à vivre. Je vais t’aider. Voilà le cadeau que moi je te fais. Je t’aimerai la nuit… N’oublie pas. » Elle luit tendit une poigné de sable et l’embrassa sous le ciel endormi d’une nuit étoilée. Puis elle disparut à jamais dans la douce obscurité de l’air.

Il ne restait plus qu’à cet homme amoureux l’immensité du désert. L’amour qu’il avait voulu s’en était allé quelque part dans le ciel au milieu des étoiles. Il n’avait pas su l’aimer comme elle le voulait. Il n’avait pas vu comme elle espérait. Ses grands yeux noirs n’avaient pas vu dans le sable l’âme des étoiles endormies qu’elle chérissait tant. Il parcourut le désert pendant des années à sa recherche. Chaque jour il traversait le sable et les étendues arides de son pays. Chaque jour son amour grandissait. Chaque jour ses yeux se souvenaient de ce qu’avait dit la petite femme. La nuit, les étoiles immobiles dans le ciel brillaient dans son regard. Il repensait à ce visage qu’il aimait. Et le sable le caressait dans le vent souple du matin. Il commençait enfin à voir comme elle aimait. Il voyait que l’immuable multitude des étoiles s’endormait le matin dans ce désert de sable. Il voyait que l’âme d’une étoile ne se cachait pas dans le ciel mais sous ses pieds dans une chose aussi minuscule qu’un grain de sable. Il en était ainsi, le ciel de la nuit et sa pluie d’étoiles retombait au matin sur le sable du désert, dans le creux des dunes, au milieu des hommes et de la terre.

Son amour était là, dans le ciel et le désert. La nuit il l’aimait, le jour il la voyait. Il avait enfin saisi le sens de sa vie, le sens que cette petite femme avait voulu lui offrir, une vie de rêves loin du pragmatisme des villages, loin du sens commun des choses et de leurs vérités fabriquées.
On raconte que depuis ce jour l’amour de cet homme ne cessa de grandir vers les cieux. Et dans le sable du désert naquit le rêve céleste d’un amour humain dont la mélodie dévoile la beauté du monde. Il marchait dans le désert, et dans l’espoir de réaliser le dernier vœu de la petite femme, il vendait aux voyageurs quelques poignées de sable pour que les étoiles attachées au firmament de la nuit parcourent le monde dans la main d’un homme rêveur.
 
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