A ceux qui savent ne pas savoir...

jeudi 9 août 2007

Monsieur Louis


Monsieur Louis avait 86 ans lorsqu’il est mort. Il vivait en Guadeloupe dans cette petite maison blanche près de la mer, que le soleil caressait à travers les arbres. Quand il était jeune, c’était un homme qui vivait très simplement. Il se contentait de ce que la terre, la mer et le soleil voulaient bien lui offrir. Il disait que la vraie vie était ce qui la faisait et que vivre c’était survivre. Alors il ne faisait que ce qui lui permettait de vivre. Au fond il était sûrement paresseux.

Sa mère le bichonnait de tout son cœur et il mangeait et jouait comme bon lui semblait. Chaque minute était pour lui une minute à remplir de vie, seulement de vie. Il vivait ainsi, heureux et serein. Lorsqu’il eut vingt ans, la nature décida de lui enlever sa mère. Même s’il était triste, cela ne le rendit pas malade, il disait que c’était la vie. Il grandit seul avec son père et ses frères. Comme il était l’aîné, il dut aider son père dans les tâches ménagères. Chaque midi, il pendait alors le linge de la famille dans le jardin. Il s’accommoda facilement à cette activité, considérant qu’elle lui permettait de sentir sur sa peau le soleil dont il ne pouvait se passer. Et il continuait à vivre sa vie simple et rudimentaire.

En face, au-delà de la petite barrière, chaque midi, une jeune femme pendait aussi sa lessive. Au début Monsieur Louis ne la voyait pas. Il ne sentait que la chaleur des rayons du soleil l’envelopper. De toute manière, il ne voulait que cela, vivre. Rien de plus. Lorsqu’un jour, il lui manqua une pince à linge pour étendre le dernier vêtement. Il était embêté car il ne voulait pas retourner dans la maison et monter les marches de l’auvent. Il était un peu paresseux. C’est alors que pour la première fois il vit la jeune femme en face étendre son linge. Elle était assez petite, et pour chaque pince à linge qu’elle mettait, Monsieur Louis assistait à une délicate danse qui se concluait par un mouvement gracieux sur la pointe des pieds. Il prit la pince à linge qu’elle lui offrit ce jour là, accrocha le dernier vêtement et rentra.

Le lendemain, il pendit sa lessive comme d’habitude, il avait déjà oublié la petite jeune femme d’en face. Mais lorsqu’il eut pendu le dernier vêtement et qu’il s’apprêtait à rentrer, la petite jeune femme l’appela et lui tendit une pince à linge. Il sourit. Il fit un immense sourire et la refusa. Il avait déjà tout pendu. Mais la petite jeune femme sourit aussi. Elle sourit et toute la beauté de son visage étincela sous le soleil. Elle insista pour qu’il la prenne. Ne sachant pas quoi en faire, il l’accrocha alors au bout du fil, sans vêtement.

Le lendemain, comme le surlendemain, la petite jeune femme lui reproposa une pince à linge alors qu’il n’en avait pas besoin. Chaque jour la petite jeune femme lui souriait et chaque jour elle lui offrait une pince à linge en plus. Il commençait à s’habituer à cet amusant rituel, il aimait bien regarder la petite jeune femme sourire. En lui, grandissait une envie qu’il ne connaissait pas encore. Il sentait qu’il se passait quelque chose, que sa vision de la vie en était troublée. Regarder une femme sourire, en quoi cela faisait-il vivre ?

Les jours passaient et ils ne se parlaient jamais, ils souriaient, simplement. Et cela leur suffisait à tous les deux : lui était paresseux, elle, préférait le silence. Sur le fil, s’accumulaient les pinces à linges. Plus le temps avançait, plus ils se souriaient longtemps. Quand la totalité du fil fut prise par les pinces à linge, il ne put plus pendre le linge de sa famille. Ce jour là, ils se sourirent très longtemps. Le soleil commençait à rougir et ils se souriaient toujours. Lorsque le crépuscule apporta la musique de la nuit et que le soleil disparut dans la pénombre, ils s’embrassèrent, chacun de leur côté de la barrière, leurs bouches goûtant le sourire qu’ils ne pouvaient plus contempler.

Monsieur Louis épousa la petite jeune femme qui souriait. Il ne pensait plus qu’il suffisait de survivre pour bien vivre. Il avait changé. Monsieur Louis était amoureux. Il vivait encore mieux. Et lorsqu’ils s’installèrent dans leur petite maison blanche près de la mer, sur le fronton, ils tendirent en souvenir le fil plein de pinces à linge qui les avait réuni…

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Trés belle histoire,touchante, elle m'a rendue un peu triste, je ne sais pas trop pourquoi, peut-être parceque monsieur Louis est mort.Pourtant il a été heureux...

 
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